Pascal Laprade

OÙ IRONT NOS CORPS

j’ai l’impression que j’aurai de la difficulté à imaginer quelles noirceurs sauront toucher mon âme lorsque j’aurai commis les pires choses dont on peut se souvenir. il ne me semble pas que je suis né sur terre pour accomplir quelque devoir saint et salvateur pour mes semblables.

je me rends compte, en fait : les murs finissent par avoir l’apparence des peaux contre lesquelles je me suis déjà couché.

l’air est doux.

je me décide un soir à m’installer dans un contexte de réflexion, c’est-à-dire avec de l’alcool et du tabac, sur un canapé, confortable donc, et penser aux porteurs de ces peaux. en premier me viennent les souvenirs de tous ceux que je n’ai pas connus, les visages croisés pendant un transit, pendant une activité quelconque. les vies entières que j’ai consacrées à être heureux en leur compagnie. leurs personnalités belles comme on le dit de certaines choses — qu’elles sont belles. je m’amuse un temps de ces souvenirs. puis je me mets à penser à ceux que j’ai connu, ceux dont j’ai pu ressentir indiscutablement l’existence matérielle. une sensation agréable m’envahit soudain et je me laisse glisser doucement sur le canapé, je tire une bouffée de cigarette et la fumée roule longuement, lentement, sur ma langue, en une succession de gouts délicats, me laisse la bouche humide comme un baiser. l’ivresse m’envahit soudain, les souvenirs que j’essaie de ramener sont flous, les mots pour décrire ces sensations m’échappent.

mon regard s’arrête sur la bouteille, elle n’est pas vide, il me reste encore du temps.

j’essaie de me concentrer sur un pan de mur. (j’avoue que je n’arrive pas à faire autre chose dernièrement, je rentre chez moi après n’importe quelle activité et je me mets aussitôt à fixer, seul, les murs, dans l’intimité totale que nous nous sommes bâtie ces dernières années, à partager tout ce qui m’est arrivé — je réalise, et seulement maintenant, que nous avons en fait connu une relation à sens unique et je regrette, maintenant que j’en suis si loin, de n’avoir su entretenir ce que nous vivions d’une vigueur propre aux sentiments que je ressentais, et à ceux que je donnais volontiers à mon ami). sous cette musique, wagner c’est-à-dire, si un regard lointain me perçoit en ce moment, cette idée m’apparait tout à coup être nécessité, de mes fenêtres nues, il me verra étendu contre les pores délectables du bois et de la peinture, tentant de ressentir ce que j’ai oublié, ce que j’ai perdu; me verra lorsque ma langue, avide de retrouver l’amour de ces corps que je n’ai pas fréquentés depuis si longtemps, lèchera délicatement l’un des pans érigés dans ma chambre, dans mon salon, dans ma cuisine; finalement ton corps prend une forme mentale; mon élan se sera stoppé sans grâce; (nous continuerons cette conversation pendant de longues heures, alternant entre balcon et canapé, cigarettes et alcool. je te regarderai fixement durant quelques minutes, tu ne diras rien, nous nous embrasserons, continuerons).

(j’aurais d’ailleurs préféré ton regard; j’ai toujours préféré ton regard. l’idée même de ton regard qui me fixerait d’une fenêtre avoisinante poursuivre ma vie m’emplit de quiétude; celle de ton regard qui me fixe directement, nos corps superposés, m’excite à un point douloureux).

c’est là, c’est étendu sur ton corps que je réalise que je n’ai plus rien à dire. les choses sont comme elles sont.

je tangue entre bonheur et dépression.

c’était tout ce qu’il y avait à vivre. jamais plus je ne saurai te regarder avec le même plaisir que dans les dernières heures. le café que je prendrai demain sur une terrasse sur saint-denis ne me rendra pas heureux. les nouvelles notions que je découvrirai dans les prochaines années ne me feront pas d’effet. il n’y avait pas de métro pour se rendre chez toi, mais on y voyait le mont.

je me serai toujours imaginé froid et distant. compréhensif, mais non impliqué. (non ingérence, non indifférence). et voilà. sur ton corps vraiment : c’est fini. notre histoire d’amour n’aura pas été longue, mais je serai blessé à jamais d’avoir connu ces dernières heures. le noir qui apparait et qui te fait pleurer comme si j’étais mort déjà. la nuit. l’incapacité commune à dormir. mon nez qui saigne. voilà. c’était fini.

(je ne comprendrai jamais pourquoi jamais plus je n’ai été capable de t’écrire par la suite. la véracité de nos moments n’en sera jamais l’explication).

nous nous serons aussi croisés d’un hasard inespéré dans un bus de région un dimanche où rien de spécial n’arrivait au monde; nous aurons contemplé des photographies de toi sur mon écran, enlacés cruellement sur les bancs du trajet d’une heure. c’est à ce moment que tu m’avais dit que tu t’en allais vivre loin sur la ligne verte. notre séparation me reste aussi violente que l’idée du canal lachine en plein janvier. nous ne nous sommes plus jamais croisés.

j’ouvre les yeux. c’est vrai, nous ne nous sommes plus jamais croisés. je regarde par la fenêtre, et celle d’en face est recouverte d’un rideau. personne ne m’a vu. cette réalisation me donne mal au coeur et rapetisse mon souffle. avec toi multiple, nous n’aurons pas existé aux yeux de personne. tu auras été là un instant d’ombre et disparu avec la lumière qui revient. un deux trois quatre. quatre fois. il reste mes mots et un peu de sanité pour y repenser avant de m’endormir.

(j’ai oublié la combinaison nécessaire pour arriver à cette constatation; fatigue, ennui, alcool)?